Master class de Gabriel Yared


Posté le 15.10.2020 à 18h36


 


« Ça va, vous ne vous embêtez pas ? ». Au cours d’une passionnante masterclass, durant laquelle il a interprété ses plus célèbres compositions au piano, Gabriel Yared a disséqué sa singulière méthode de travail. Avec toujours autant de passion.

 

Gabriel Yared Master Class Visuel2

Copyright Institut Lumière / Loic Benoit

 

 

Sur son avantage à s’exprimer à travers le cinéma :

J’ai toujours voulu être compositeur. Ce terrain s’est présenté à moi. En moi, il y a plein de choses qui vivent : mon passé au Liban, mon goût pour la musique noire, le jazz, un goût passé pour les Beatles, une passion pour Charles Trenet, qui est un grand mélodiste... J’aimais aussi la musique ethnique. Toutes ces choses là réunies, plus mon intérêt pour Robert Schumann, puis pour Bach, Mozart, Ravel... ce tout vit en moi. C’est le cinéma qui m’a permis d’exprimer cette polygamie de goûts au tout début. Après l’Oscar, on m’a cantonné dans un style. Le cinéma m’a ouvert cette porte-là à travers Godard, jusqu’à la rencontre avec Anthony Minghella. La musique que j’aime est tellement vaste que je remercie le cinéma de m’avoir permis de l’exprimer. Les influences sont audibles, visibles, mais je me fiche des influences. Il faut laisser la musique vivre en soi.


Sur son glissement vers le cinéma :

J’ai été autodidacte. Je n’avais pas fait de classe d’écriture. Je n’avais pas appris les règles qui permettent à quelqu’un de bâtir ce qu’il dessine musicalement. J’ai décidé de prendre deux années sabbatiques pour apprendre car cela me complexait. J’ai trouvé un professeur à la retraite qui m’a appris le contrepoint, puis la fugue. J’ai suivi ce cursus et au bout de deux ans, je suis revenu. C’est armé de ça, que j’ai eu la chance, grâce à Jacques Dutronc, de rencontrer Jean-Luc Godard. C’était son premier film après longtemps. Je l’ai rencontré et j’ai vu cet homme qui me parlait encore d’orchestration alors que j’avais passé deux ans à m’en éloigner. Je lui ai dit non. Karmitz, qui était là lors de notre rencontre, m’a dit : tu es fou, c’est Godard ! J’ai reçu quelques jours plus tard un mot de Godard qui m’a dit : j’ai beaucoup aimé notre conversation. Il a aimé ma sincérité. J’ai trouvé passionnante sa manière de trancher dans le vif de la musique. C’est un éveillé. Il s’intéresse à tous les coréalisateurs des films : les compositeurs, les scénaristes... Ma plus grande chance a été de commencer avec Jean-Luc Godard. J’ai vraiment aimé cet homme. C’est un grand penseur qui a bouleversé mon existence.

Sur sa rencontre avec Jean-Jacques Beineix :

Elle est dans la cohérence de mon cheminement de compositeur. Il est venu vers moi et il m’a demandé de faire la musique de La Lune dans le caniveau (1983) avant pour qu’il puisse la diffuser sur le plateau. Il avait besoin d’un tango, d’une valse, et du thème du film. Ils ont ensuite tourné sur mes maquettes. Cela a eu une grande importance, surtout pour les acteurs. Cela change le point de vue d’avoir la musique dans les oreilles. Ce qui est génial chez Beineix, c’est qu’il m’a demandé des choses très diverses. C’est comme s’il me demandait de me libérer. Même si le film a été un bide, j’ai senti que j’avais fait un énorme pas vers le cinéma. Cela m’a vraiment marqué. Ce sont les images suggérées qui m’inspirent, pas celles qui sont incarnées. La musique est un personnage dans un film : pour qu’il parle, il faut lui donner de l’espace. Beineix a manifesté ici ce même intérêt. Le compositeur qui arrive un mois avant le tournage, il ne peut pas être un cocréateur. Il n’y a pas de règles, mais quand on a pratiqué cette approche là… ce n’est pas une approche d’ailleurs, c’est une méthode. Je suis peut-être maso, mais j’aime y passer du temps. Pour rendre à la musique ce qu’elle m’a donné. Cela ne m’intéresse pas de couvrir, de tapisser un film.

Sur la transmission :

Souvent, quand je rencontre de jeunes compositeurs, je laisse mes partitions ouvertes. Je leur dis : n’admirez pas béatement. Il faut que nous montrions ce qu’il admirent pour le démythifier. Toutes ces choses-là devraient figurer dans une bibliothèque de musique de films pour les faire évoluer, pour ne pas qu’ils admirent bêtement les compositeurs de musique de films. Et si on me vole tant mieux, au moins cela m’obligera à me renouveler.

Sa collaboration avec Anthony Minghella :

Pour Le Patient anglais (1996), Anthony Minghella est venu discuter trois jours avec moi sur l’île aux moines, où je me trouvais. Il m’a supplié de composer le thème du film en amont pour convaincre le producteur, qui voulait un compositeur américain. J’ai eu deux ou trois mois pour composer le thème. Comme un bon élève, j’ai joué devant le producteur et il m’a dit : you’re hired (t’es embauché). Pour Le Talentueux Mr Ripley, j’avais terminé d’écrire la musique quand j’ai écrit, pour mon propre plaisir, un accompagnement du thème. J’ai envoyé une maquette et un jour, Anthony me téléphone : « on a trouvé un emplacement pour ça ». Ils s’en sont servis pour une scène pour laquelle j’avais déjà écrit la musique, mais qui était un peu mièvre. C’est incroyable comme la concomitance des choses peut arriver quand on ne fait pas exprès.

 

 

 

Gabriel Yared Master Class Visuel
Copyright Institut Lumière / Loic Benoit

 

 

Sur son parcours après la mort de Minghella :

Minghella était un compagnon d’arme, qui m’a permis de me sentir libre. Quand il est parti, je me suis demandé quoi faire. Je n’avais pas envie de faire de l’industriel. J’ai pris une année sabbatique. J’avais trouvé mon compagnon et je ne l’ai plus trouvé plus tard. Travailler avec un compositeur, c’est le comprendre, le connaître. C’est dans la musique que se trouve le salut de l’image. J’aime le rythme, or tout ce qu’on me propose de faire, ce sont des thèmes. Or, j’ai envie de m’encanailler ! Le problème, pour moi, c’est d’être catalogué. Je suis un rythmicien. Je l’ai fait avec Beineix dans 37°2 le matin. Depuis, plus rien. Réveillez-vous les gars !


Lorsque sa composition a été écarté de Troy, de Wolfgang Petersen :

J’avais écrit pendant un an et demi. On était à Abbey Road pendant l’enregistrement et le réalisateur appelait sa femme pour lui faire écouter le thème et lui dire combien il trouvait ça bien. Ils sont partis et on m’a contacté pour me dire que j’étais viré alors que je mixais la musique. J’avais été très sincère, très honnête sur ce travail, mais c’était bien que ça m’arrive. J’ai été très blessé et j’ai eu un coup de sang. Quand j’ai vu le résultat, je me suis estimé heureux de ne pas avoir contribué à cette gabegie. Suite à ça, je n’ai plus voulu travailler dans le milieu à Hollywood. Ce qui m’arrive me rend très heureux. Je ne cherche pas à devenir quelqu’un.

 

Propos recueillis par Benoit Pavan

 

 

Catégories : Lecture Zen