Posté le 17.10.2020 à 18h08
Plus tôt dans la journée, ils ont évoqué leur cinéma au Théâtre des Célestins. Les « frères » ont invité deux personnes à s’exprimer sur scène, au nom des milliers de précaires de l’hôtellerie, de la restauration, etc. menacés par la situation sanitaire.
Copyright Institut Lumière / Romane Reigneaud - Jean-Luc Mège Photography
Luc Dardenne
Peu de choses ont changé depuis Rosetta. Depuis que le film est sorti en 1998, l’inégalité sociale est restée très forte, en France comme en Belgique. L’humiliation ressentie par celui qui est exclu de la communauté du travail, et de la communauté humaine tout simplement, est encore là.
Jean-Pierre Dardenne
Nous ne faisons pas un cinéma militant à proprement parler. Nous nous intéressons à la singularité de chaque présence que nous filmons, nos personnages ne sont jamais des représentants car ils ne sont les représentants que d’eux mêmes.
Luc
Nous souhaitons que notre film aime le spectateur, que celui-ci devienne Rosetta, qu’il partage sa détresse au fur et à mesure que le film se déroule. En donnant pour cela une vraie existence au personnage, en le filmant de manière à ce qu’il ait une certaine autonomie, pour qu’il échappe au spectateur. Plus il vous échappe, plus vous êtes concerné par lui, plus vous vous sentez changer vous même. Que le spectateur devienne quelqu’un d’autre comme cette exclue de la société qu’est Rosetta. Qu’il ne puisse pas se débarrasser du personnage.
Luc
Techniquement, on part d’un fait divers, on parle d’un personnage que l’on pourrait mettre dans telle ou telle situation, et quand on sent qu’il y a quelque chose on réfléchit à une suite de scènes, à un moment d’action pour notre histoire. « Rosetta : on l’exclut de la société ». « Tue t-elle Riquet ? » On est heureux quand on a enfin le scénario. On fait ensuite notre casting ensemble, et l’on répète tous les deux pendant cinq semaines avec notre caméra vidéo, dans des décors déjà choisis où l’on imagine où sera tel ou tel mur etc. On découvre alors nos plans, on fait la « chorégraphie » du plan en présence de nos acteurs. On choisit les costumes et on est prêts pour commencer le tournage.
Jean-Pierre
Il y a un côté bricolage dans le cinéma qui est très amusant. Les accessoires sont loin d’être accessoires, et leur donner de la présence donne une immense intériorité. Le rôle des costumes est très important. Les comédiens se mettent dans une certitude quand ils se voient dans tel ou tel habit. Ça les assoit dans une image plus ou moins flatteuse de leur personnage. Or on aime les contredire, et se contredire entre nous, on adore ça. Car plus on est dans l’incertitude, plus on est dans l’instant présent et plus le spectateur s’identifie.
Luc
En gros on se voit mal soi-même.
Jean-Pierre
Exactement, c’est pour ça qu’il faut être deux. Parfois on ne sait même plus comment on s’appelle. Jean-Luc, Pierre ?
Luc
Le style vient en cherchant, aussi avec notre cadreur. Rosetta, nous nous placions derrière elle et essayions de la suivre, on n’était pas en avance sur son personnage. On ne sait pas où elle va, elle ne le sait pas elle-même, donc on construit le moins possible. Le jeune Ahmed fait la course vers la mort et personne ne va l’arrêter, donc on sait qu’on va le filmer dans une sorte de course.
Jean-Pierre
Dans notre mise en scène on essaie de donner une place à Rosetta, car elle ne trouve pas sa place dans la société. Elle n’a pas sa place dans le cadre. Il y a une espèce de vérité de la matière qui commence à prendre comme quand tu commences à pétrir une pâte qui ensuite lèvera. C’est un va-et-vient.
Jean-Pierre
Et il faut accepter que les choses vous échappent, que les raccords et les soudures vont être faits par le spectateur. Ce sont des obsessions que l’on a quand on travaille. Pialat appelait cela « être dans le cul des choses ». Nous, comme nous sommes belges, nous le disons plus poliment, mais c’est l’idée.
Propos recueillis par Charlotte Pavard