Posté le 10.10.2020 à 18h50
D’actrice convoitée à cinéaste et productrice engagée, la Britannique a embrassé une trajectoire singulière qui a ouvert la voie aux femmes au sein du patriarcal Hollywood de l'après-guerre.
Elle a tourné avec quelques-uns des plus éminents réalisateurs du très codifié - et masculin - Hollywood des décennies 1930 à 1950 avant de s'en détacher progressivement, las d’un système qui laissait à l'évidence trop peu de place aux femmes et à leur créativité. Si Ida Lupino est considérée comme une pionnière de l'histoire du cinéma américain à bien des égards, c'est avant-tout parce qu’elle fit preuve d'une opiniâtreté sans faille pour mener, à l'écran comme hors-champ, un combat féministe chevronné contre les stéréotypes véhiculés par toute une industrie.
Paradoxalement, cette Britannique au tempérament frondeur, qui endossa plus d'une centaine de rôles au cinéma et réalisa six longs métrages de 1949 à 1953 - devenant ainsi la première actrice cinéaste - fut longtemps l'une des grandes oubliées des récits consacrés à l'âge d’or hollywoodien.
C'est le réalisateur américain Allan Dwan qui, en 1933, offre son premier rôle à cette jeune femme née en 1918 de parents comédiens et issue du théâtre britannique. Tantôt femme fatale, vulnérable ou indépendante, Ida Lupino enchaîne ensuite les apparitions et se bâtit une réputation d’actrice au caractère bien trempé, dont la présence physique à l’écran contraste avec le charme noble de Greta Garbo ou le glamour charnel de Marylin Monroe.
Reconnaissable à sa voix rauque et son regard mélancolique, elle symbolise alors, au sein de l'industrie hollywoodienne, l’archétype de l’actrice d’apparence « dure, fermée, avec des allures de garçon », dont « les yeux sombres étaient des fenêtres ouvertes sur une passion brûlante », dira d'elle Martin Scorsese.
Les années se succèdent et avec elles, les aspirations de la jeune femme changent. Au milieu des années 1940, la carrière d’Ida Lupino est à un tournant : sur les plateaux, celle qui possède déjà une quarantaine de films à son actif verbalise son ennui et rêve de réalisation. Au point de refuser plusieurs rôles qui lui vaudront les foudres des patrons de la Warner.
Aux côtés du producteur et scénariste Collier Young, rencontré en 1947 et qu'elle épouse, elle décide de créer la société de production The Filmmakers. Une autre voie s'ouvre à elle : en 1949, c'est dans le costume de productrice qu’elle s'attelle à l’écriture d’un scénario dont elle souhaite confier la réalisation. L’intrigue de Avant de t’aimer (Not Wanted, 1949), qui narre le passé d’une jeune fille arrêtée pour un vol de bébé, se détache alors du traditionnel romanesque hollywoodien.
Mais à quelques jours du tournage, le réalisateur sensé mener le film à son terme, Elmer Clifton, est victime d’un infarctus et Ida Lupino saisit cette malheureuse opportunité pour se lancer (enfin!) derrière la caméra. Un an plus tard, elle intègre le prestigieux Director’s Guild of America, le syndicat des réalisateurs américains. Elle réalisera cinq autres longs métrages qui seront tous des échecs commerciaux.
Ces projets sont toutefois autant d’opportunités pour la cinéaste d’explorer frontalement des thématiques qui tranchent avec celles abordées par l’industrie du cinéma américain. Inspirée par Roberto Rossellini, qui l'invite lors d’un dîner à ne pas suivre l'exemple des studios et « à faire des films ordinaires sur des gens ordinaires », elle porte ainsi à l’écran la maladie (Never Fear, 1949), le viol (Outrage, 1950) ou encore l'adultère (Bigamie, 1953).
Avec Le voyage de la peur (The Hitch-Hiker, 1953), son avant-dernier long métrage, elle devient la première femme à réaliser un film noir. « Elle montre des mâles dangereux et irrationnels, semblables en cela aux femmes telles qu'elles sont représentées dans la plupart des films noirs d'Hollywood dirigés par des hommes », dira à son propos l'écrivain Richard Koszarski.
En 1954, The Filmmakers met la clé sous la porte faute de moyens. La fin de la carrière d'Ida Lupino, qui s'achèvera à l'aube des années 1980, est marquée par la réalisation de nombreux épisodes de séries télévisées parmi les plus célèbres de l'époque, d’Alfred Hitchcock présente à Ma sorcière bien-aimée ou La Quatrième Dimension.
Elle décède en 1995, laissant derrière elle un héritage aujourd'hui encore trop sous-estimé. « À l'heure où le mouvement #MeToo se cherche des symboles, il est temps d’attribuer enfin à Ida Lupino la place qu’elle mérite », écrit Antoine Sire, auteur de l'ouvrage Hollywood, la cité des femmes (Éditions Actes Sud-Institut Lumière).
Benoit Pavan