Posté le 11.10.2020 à 17h15
Jean-Pierre Boiget, directeur d’exploitation chez Studiocanal, décrypte les enjeux qui ont entouré la restauration du long métrage mythique de Jean-Luc Godard et de la Nouvelle vague. Un travail d’orfèvre confié durant deux ans au laboratoire italien Immagine ritrovata, avec la participation du CNC.
Qu’est-ce qui a motivé Studiocanal à dépoussiérer À bout de souffle ?
Tout d’abord, c’est le film lui-même. À bout de souffle - qui fête cette année ses soixante ans - est une œuvre qui parle aux cinéphiles du monde entier. Ensuite, nous avons décidé qu’il fallait mettre en avant un titre de ce gabarit, à ce point important pour l’histoire du cinéma et qui possède un master HD depuis très longtemps, avec du matériel qui ait bénéficié des dernières technologies. La restauration a duré deux ans, entre les premiers tests et la validation du master. Elle s’est achevée en mai dernier et a coûté environ 100.000 euros. Sur des films de cette importance, personne ne sait s’il y aura une prochaine restauration. Peut-être qu’elle interviendra dans vingt ou trente ans.
Sur quel matériel s’appuie cette version 2020 ?
Sur le négatif original du film, même s’il est abîmé et comporte des déchirures. Nous voulions travailler avec ce qu’il y avait dans la caméra de Jean-Luc Godard pour obtenir une image plus définie, bénéficiant de beaucoup plus de granularité et de matière. Il y a eu une première restauration d’À bout de souffle il y a un peu plus de dix ans à laquelle a participé Raoul Coutard, le chef opérateur du film aujourd’hui décédé. Il s’agissait d’une restauration physique qui ne s’appuyait pas sur négatif original, mais sur une copie (« un marron »). Ce dernier était déjà très abîmé et avant 2010, il était compliqué de mener des restaurations sur des éléments vraiment endommagés. L’objectif avait été de sortir une copie 35mm du film qui permette de le projeter à nouveau dans les salles de cinéma. Mais nous ne disposions pas des mêmes technologies. Cette fois, nous avons opté pour le négatif original pour ne pas tomber à côté d’un long métrage qui a marqué des générations.
Vous avez appliqué le travail de Raoul Coutard sur la copie originale ?
Exactement. La restauration bouclée il y a dix ans a une valeur immense car elle a été stockée dans de très bonnes conditions. Mais surtout, elle a été validée de Raoul Coutard, qui a laissé une copie « positive » sur laquelle, plan par plan, il a décidé de l’étalonnage. C’est une référence inestimable. Nous avons réparé les plans physiquement endommagés et nous sommes appuyés sur sa version en termes d’étalonnage, de colorimétrie et de détails pour garder une image qui comporte les équilibres originels. Nous avons ciselé et poli le négatif brut pour l’amener à l’équilibre de couleurs qui avait été validé à l’époque. C’était extrêmement important pour garder l’ambiance du film.
Pourquoi avoir opté pour la technologie HDR ?
Ce n’était pas une décision facile à prendre car le HDR a davantage été pensé pour montrer à l’écran des choses explosives, avec de forts contrastes, des couleurs « flashy » et de grandes luminosités. Mais il nous permettait de stocker tout le champ des possibles de la version cinéma et le de donner ensuite à voir au grand public. Cela signifie que les cinéphiles pourront disposer d’une version blu-ray HD 4K qui contiendra tout ce qu’on avait comme détails dans la version projetée en salles. Nous avons été chercher des technologies d’aujourd’hui pour pouvoir montrer sans aucune limite ce qui avait été fait à l’époque.
Concrètement, qu’est-ce que la restauration révèle du film ?
Si vous comparez l’ancienne et la nouvelle version, il y a notamment, dans les plans tournés dans la chambre, des zones qui étaient complètement sombres dans lesquelles vous voyez désormais apparaître le détail d’un objet, d’un rideau… Nous avons même été obligés de limiter ce qui se révélait à l’écran de peur que le spectateur détourne son regard des acteurs pour observer, par exemple, ce qui se passe dans la rue. Nous avons craint que son œil soit attiré par ces détails. Ils ont donc parfois été légèrement floutés pour que son attention reste focalisée sur les protagonistes. Il ne faut pas oublier que la technique est là avant-tout pour accompagner l’histoire du film. Pour résumer, le cinéphiles pourront visionner une version plus précise et plus définie du long métrage parce la source utilisée pour cette restauration l’est aussi. Nous avons respecté les choix artistiques de son créateur. La seule différence, c’est qu’ils s’affichent désormais plus minutieusement à l’écran.
Quel rôle a joué Jean-Luc Godard dans ce travail ?
Nous avons espéré pendant deux ans qu’il accepte de nous accompagner dans cette restauration. Il a été très heureux qu’on le contacte, mais il nous a indiqué qu’il ne souhaitait plus regarder ses œuvres du passé.
Propos recueillis par Benoit Pavan