Je pense à vous

Copyright Derives

« Un ouvrier est devenu un homme seul, le membre d’une espèce en voie de disparition. C’est ce que nous voulions montrer avec le film Je pense à vous. Dans ce processus de disparition, y-a-t-il un héritage ? De quoi ? » (Luc Dardenne, Au dos de nos images, 1991-2005, Seuil)

Je pense à vous est né d’un projet mené par Henri Storck – auteur des Dieux du feu en 1961 – pour le Centre bruxellois de l'Audiovisuel, intitulé Vulcain chômeur. Le grand documentariste menait alors une recherche sur l’acier, projet confié dans un second temps à Jean-Pierre et Luc Dardenne. Ils enquêtent, interrogent. « Le fait qu’il faille traverser les apparences pour mettre en avant ce que l’on ne voit pas et le fait que les enjeux soient dilués » les amène à traiter le sujet par la fiction (cités par Jacqueline Aubenas, in Jean-Pierre et Luc Dardenne, La Renaissance du livre).

Pour ce second long métrage, les cinéastes retrouvent leur environnement, les ouvriers, la crise sidérurgique wallonne. Portrait d’un homme qui perd davantage un métier respecté et envié – l’aristocratie ouvrière – que son travail, Je pense à vous filme la chute, le désespoir, la perte de la dignité. Bénéficiant de moyens importants et, pour le scénario, de l’apport de Jean Gruault (collaborateur de Truffaut et Resnais), le film penche vers le romanesque. Ce qui ne manquera pas de lui être reproché. Une mauvaise expérience qui fera consigner à Luc Dardenne dans son journal (op. cit.) : « Une chose est sûre : petit budget et simplicité partout. […] Contre l’affectation, le maniérisme qui prévaut : penser pauvre, simple, nu. »

Pourtant, il ne faut pas oublier Seraing et ce qui s’en dégage de plus brut et socialement empreint de dépouillement. « Les bords de Meuse, les canaux écrasés par le gigantisme des usines, les épaisses fumées crachées par les dernières cheminées, ne sont pas seulement des paysages mais des personnages. Délaissés, dressés comme d’inquiétants Molochs, les bâtiments, les hangars, les entrepôts sont les vrais acteurs de l’histoire. Ce sont eux qui mettent les hommes en mouvement, les jettent avec des pancartes dans la rue, alimentent leur colère et leur désespoir. Ces entités, comme celles que l’on trouve dans les œuvres expressionnistes, sont les "héroïnes" du film, le font naître et l’organisent. » (Jacqueline Aubenas, op. cit.)